Véronique Poujol. - La fraude à la T.V.A. est comme un serpent de mer. On la croyait exsangue et la voici qui repart de plus belle, soutenue par des réseaux criminels de mieux en mieux organisés. La lecture du rapport d'activité 2004 de l'Administration de l'enregistrement et des domaines (AED) donne le sentiment que les autorités luxembourgeoises sont impuissantes à lutter contre le phénomène de fraude. Est-ce le résultat d'un manque de volonté politique, malgré les discours lénifiants du gouvernement ; la réticence à collaborer franchement à l'international ou les hésitations à déployer une infrastructure de lutte administrative et judiciaire à la mesure des réseaux criminels ? Un peu tout à la fois. Les milieux criminels ont en tout cas reçu ces dernières années comme un signal d'encouragement à utiliser la place de Luxembourg pour y effectuer des fraudes de type carrousel : deux importantes affaires de criminalité financière ont été prescrites. Elles étaient restées bloquées au niveau de la police judiciaire. Les montants en jeu, qui passent par les comptes des profits et perte de l'État luxembourgeois sont autant d'argent perdu pour le budget européen qui est alimenté par les ressources de la fiscalité indirecte des États membres.1 « Le Luxembourg étant devenu le pays de départ ou de passage de fraudes de plus en plus importantes perpétrées dans les autres États membres, une collaboration étroite entre les services anti-fraude des États membres s'avère nécessaire, » souligne le rapport de l'AED. Cette collaboration reste néanmoins déficiente compte tenu de l'impossibilité du service anti-fraude (SAF), complètement réorganisé2 depuis le début de l'année, à procéder à des échanges directs avec les administrations d'autres États comme un règlement communautaire (1798/2003) le prévoit pourtant. La coopération à l'international passe encore aujourd'hui par le bureau de liaison central, c'est-à-dire la direction de l'AED, ce qui complique et ralentit singulièrement les échanges d'informations. Encore que ce ne soit pas ici la plus grande frustration qui affecte les fonctionnaires luxembourgeois de la lutte anti-fraude. Le rapport de l'AED déplore que les interventions du SAF se focalisent pour l'essentiel sur les échanges avec les autres administrations fiscales européennes au mépris de la lutte contre la fraude nationale « traditionnelle » – qui est tout de même internationale et de grande envergure – ; encore que ces échanges sont souvent unilatéraux3 , faisant presque des fonctionnaires de l'administration des agents au service de l'étranger. Sur le plan national, les contrôles du SAF restent insuffisants au regard du caractère « catastrophique » du phénomène de fraude : 309 sociétés contrôlées alors qu'il y a presque 40.000 assujettis à la TVA dont 53 ont fait l'objet d'un contrôle approfondi sur un total de 115 exercices. Ces contrôles ont débouché sur des redressements de l'ordre de 44,5 millions d'euros, dont un peu plus de 39 millions concernent la fraude intra-communautaire. Ces montants ne sont pas pour autant récupérés par l'État luxembourgeois. Il y a même de fortes chances pour qu'ils ne passent jamais par les caisses publiques. Les fraudeurs agissent eux aussi comme des serpents de mer, c'est-à-dire avec la rapidité de l'éclair. Lorsque le service anti-fraude est alerté, il est souvent trop tard pour agir : les sociétés écran qui ont servi de support pour une récupération indue de TVA sont abandonnées très rapidement par les réseaux criminels qui ont en réserve un véritable arsenal de structures sociétaires, vendues et revendues à la douzaine par les fiduciaires de la place. Les sommes en jeu ont également changé d'échelle. Il y a huit ou dix ans, le chiffre d'affaires des entreprises spécialisées dans le créneau des carrousels tournait autour des cinq millions d'euros. Aujourd'hui, les montants descendent rarement sous les cent millions d'euros, voire-même 150 millions d'euros. La plupart des fraudes s'appuient sur le trafic de voitures en leasing. Les véhicules sont revendus après six mois sans facturation de la TVA, laquelle est pourtant indûment récupérée auprès de l'administration. La plupart de ces contrôles sont désormais initiés grâce à des échanges d'information avec le fisc de l'étranger, ce qui est un phénomène relativement récent. Hier encore, le service anti-fraude travaillait presque exclusivement à partir des signalements émis par l'un des dix bureaux d'imposition de l'AED. Les flux d'informations en provenance des États membres sont d'ailleurs si denses que l'administration sous-équipée a du mal à suivre la cadence. Impossible en effet, avec les effectifs et les moyens actuels à la disposition du SAF, de suivre toutes les pistes et toutes les irrégularités détectées dans le cadre des échanges intra-communautaires. La sélection des affaires, qui marche au pifomètre, est donc forcément arbitraire. Le rapprochement opéré par le SAF avec la justice devrait rendre la lutte anti-fraude un peu moins hasardeuse. Le rapport annuel de l'AED signale en effet que dans un « souci d'amélioration de son efficacité, le service (anti-fraude) a commencé à nouer des contacts avec la justice ». « Le combat de la fraude fiscale sans une suite au niveau pénal pour les responsables, souligne le rapport, ne fait qu'aggraver la situation existante, déjà catastrophique. L'impunité des organisateurs favorise l'explosion actuelle du nombre des créations de sociétés frauduleuses au Luxembourg. » C'est vrai que la justice par le passé n'a pas été de taille à épauler le fisc luxembourgeois dans la lutte contre les réseaux criminels. Ce qui explique d'ailleurs l'absence de plaintes initiées par l'AED au Parquet depuis le milieu des années 90. La raison de cette inertie de l'administration a une explication toute simple. Entre 1993 et 1994, le fisc a débusqué deux grosses affaires de fraude carrousel qui firent l'objet de plainte au Parquet de Luxembourg entre 1993 et 1994. Deux enquêtes furent initiées dans la foulée de ces plaintes, mais les dossiers sont restés bloqués dans les bureaux de la police judiciaire et se sont laissés prescrire d'eux-mêmes. Ces affaires ne manquaient pourtant pas de sel ni d'envergure. La première concernait des livraisons de ferraille depuis la France vers le Luxembourg et l'Espagne, deux plaques tournantes d'un trafic portant sur plus de trois millions d'euros. Ce commerce a démarré après la suppression par le gouvernement français de la taxe sur la ferraille censée avoir été versée une première fois au début de cycle du produit. Ce régime n'existait pas ailleurs en Europe. L'enregistrement fut alerté par les demandes de remboursement faramineuses introduites par une société luxembourgeoise, mise en place pour les importations et réexpéditions – fictives – de ferraille. Ce juteux trafic – au Luxembourg la demande de restitution de TVA a atteint 1,2 million d'euros – a permis à l'un des principaux ferrailleurs de l'Hexagone de casser les prix de ce matériau sur les marchés mondiaux. Une plainte pour escroquerie fiscale fut déposée par la direction de l'AED au Parquet avec les suites glorieuses que l'on sait. La seconde affaire débusquée par l'administration concernait le commerce de voitures de luxe et s'est soldée par la mort – déguisée en suicide – d'un de ses principaux protagonistes luxembourgeois. L'homme a été retrouvé pendu à un arbre en Italie, les mains menottées derrière le dos. Un règlement de compte sans doute de l'organisation italo-belge qui l'employait. Qu'importe, la police de la Péninsule conclut au suicide et au Luxembourg, l'affaire se termina en eau de boudin dans les tiroirs de la PJ. Un beau travail qui n'a pas encouragé les agents de l'AED à solliciter à nouveau l'appui des autorités judiciaires. Dans les milieux criminels, cette impunité de fait n'est sûrement pas passée par l'oreille des sourds ; le fisc relevant depuis lors une recrudescence des fraudes de type carrousel au départ du Grand-Duché. La mécanique s'est pourtant inversée l'année dernière, devant l'ampleur de la fraude et l'évolution de la réglementation européenne qui intègre dans le champ du blanchiment des infractions de plus en plus nombreuses. Une dénonciation pour blanchiment a été transmise par le SAF au Parquet économique. Une première alors que des murs infranchissables séparaient jusqu'à présent les deux juridictions. D'autres ponts devraient être lancés cette année entre l'AED et la cellule anti-blanchiment. C'est en tout cas le sens du message délivré par l'enregistrement dans son rapport d'activité: « Les fraudes organisées de type carrousel, lit-on, allant généralement de pair avec le blanchiment d'argent, vu les montants actuellement en jeu (250 millions d'euros de chiffre d'affaires annuel est chose courante aujourd'hui) et sachant que ces montants énormes sont aussi réellement transférés en intra bancaire, provoquant des dénonciations pour blanchiment en série, des rapprochements avec le Parquet économique du Tribunal d'arrondissement de Luxembourg, sont prévus pour le début de l'année 2005. » La cellule anti-blanchiment et l'AED ont tout intérêt à travailler main dans la main et à renforcer leurs liens plutôt que d'agir en vase clos chacune de leur côté comme la « tradition » les y a longtemps forcées4 au mépris de l'efficacité de la lutte contre la criminalité financière. Les dénonciations pour blanchiment de l'enregistrement, entre autres, sont une condition préalable pour le déclenchement d'une action publique. Encore faut-il que le courant passe dans les deux sens. Encore informel, ce dialogue n'a rien du luxe. Partout en Europe, des « task forces » ont été institutionnalisées entre le fisc et la justice pour donner à la lutte anti-blanchiment les moyens d'exister pour de vrai et d'impressionner les milieux criminels qui profitent encore aujourd'hui du cloisonnement et de ces cachotteries inscrites dans aucun texte. « Actuellement, nous sommes en train d'analyser ce rapprochement, mais pour envisager une collaboration plus officielle, il faudra que les ministres de tutelle soient d'accord et que des textes de loi soient modifiés, » explique prudemment un responsable de l'AED. Les traditions ne se culbutent pas si facilement.
1La TVA constitue depuis 2001 le revenu le plus important dans le budget de l'État avec des recettes de 1,785 milliard d'euros en 2004. L'Administration de l'enregistrement et des domaines a comptabilisé l'année dernière 38.858 assujettis à la TVA contre 31.971 en 2000. Un montant de 207 millions d'euros a été versé en 2004 par le Luxembourg à la Commission européenne. 2Le service anti-fraude qui compte treize personnes (deux mi-temps) a été créé par la loi du 2 août 2003. Il a fallu attendre la fin décembre 2004 et un règlement grand-ducal pour voir son existence formellement consacrée et patienter entre trois mois pour que la nomination de son directeur, Alex Schalbar, soit entérinée (1er mars 2005). Pour fonctionner de manière optimale, le SAF aurait besoin d'une trentaine d'agents. Le gouvernement a promis de renforcer ses rangs à vingt personnes à court terme. 3Le SAF a répondu en 2004 à 207 demandes d'assistance d'autres États membres. 134 « Assistances spontanées » ont été envoyées à l'étranger. Le service a procédé pour sa part à 53 demandes pour ne recevoir en tout que neuf réponses ou demi-réponses. 4Il est de « tradition » que l'administration fiscale taise les infractions dont elle a connaissance. De nombreux dossiers de fraude à la TVA ont ainsi pendant longtemps échappé à la justice. Se retranchant derrière le secret fiscal, l'administration ne s'autorise à communiquer des informations que si elle y est obligée par une ordonnance du juge d'instruction (dans le cadre d'une perquisition donc). Une procédure lourde et peu adaptée à la rapidité avec laquelle les organisations criminelles agissent. Le « rapprochement » entre l'AED et le Parquet devrait contribuer à faire évoluer les choses dans le bon sens. |